Avec l’émergence du numérique, les organisations humanitaires s’habituent à prendre les photos des personnes lors des distributions des aides humanitaires et à les publier ensuite sur internet. Ces photographies sont souvent prises et publiées sans le consentement des bénéficiaires de l’aide. Ce phénomène, très fréquent en Haïti, constitue une véritable entrave aux droits humains.
Ralph, 30 ans, est diplômé en génie civil et se rappelle bien que durant toute son enfance les professionnels de l’humanitaire ont pris ses images sans avoir avisé ses parents. « J’ai été dans une de ces écoles nationales qui recevaient tout le temps de l’aide d’organisations humanitaires. Et on prenait souvent nos photos dans des situations bizarres, soit pendant le repas soit pendant qu’on distribuait des kits alors que nous n’étions pas au courant au préalable qu’il y aurait une distribution ce jour-là… », raconte-t-il.
Quelques années plus tard, une de ces photos va refaire surface alors que Ralph est étudiant. « J’étais chez moi quand on m’a appelé pour me dire qu’on a retrouvé mes photos sur une page Facebook, j’avais honte et j’étais choqué », dit-il en expliquant qu’il craint, qu’après avoir eu un certain niveau de succès, que d’autres photos réapparaissent pour le rabaisser comme c’est souvent le cas avec les internautes de nos jours.
La prise et la publication de photos des personnes lors de distributions de l’aide humanitaire, sans leur autorisation, est un phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur avec l’émergence du numérique, notamment des réseaux sociaux. Alors que photographier et publier une personne sans sa permission constitue une atteinte aux droits humains. En effet, cette pratique peut constituer une violation du respect de la dignité humaine, du droit à l’image et du droit à la vie privée.
Pour leurs défenses, les organisations humanitaires affirment que c’est le seul moyen de prouver qu’ils ont bel et bien effectué leur travail. Ce qui est loin d’être l’avis de Watson Morissette, juriste et étudiant finissant en psychologie. « Je ne crois pas que ce soit le seul moyen de prouver que quelque chose ait été distribué. Ils peuvent aussi recourir à d’autres moyens, d’ailleurs la photographie n’a pas toujours existé. Ou du moins, ces organismes pourraient brouiller les parties qui montrent l’identité de la personne, c’est-à-dire son visage. Parce qu’il faut respecter le droit à l’intégrité et à la dignité des personnes. Or, certaines institutions font le contraire en prenant des images sans demander la permission de la personne. C’est vraiment triste… », déplore le juriste.
Par ailleurs, une telle pratique se répand encore parce que la population ne jouit pas d’un certain niveau d’éducation. C’est ce que pense le directeur du Centre de Développement d’Enfants de Péguy-ville, Yvic Séance. « Ceci est un problème d’éducation. Souvent, les victimes ne sont même pas au courant de la violence exercée à leur encontre en raison de leur niveau d’éducation. Dans un pays sous-développé comme le nôtre où l’éducation est procurée au rabais, il ne faudrait pas s’attendre à avoir des habitants conscients de leurs droits. Il nous faut un autre modèle d’éducation, car avec celui que nous avons il serait difficile de sensibiliser la population pour qu’elle sache ce que vaut son image », a-t-il déclaré à la rédaction de BUSTEK MEDIA.
« Si vous voulez faire du bien, faites-le bien ! »
Le juriste Watson Morissette estime que les organismes de bienfaisance doivent faire le « bien » en connaissance de cause et non en profitant du manque d’éducation de certains. « Si vous voulez faire du bien, faites-le bien. Car des années plus tard cette même personne peut être victime de manipulation ou de chantage si cette image venait à être en possession d’une personne mal intentionnée. Prendre des photos d’une personne en position de faiblesse c’est comme tirer sur un soldat à terre. Je déplore ces exactions commises partout dans le pays juste au nom de la bienfaisance », a martelé le promoteur des droits humains.
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Après les tremblements de terre du 12 janvier 2010 et du 14 août 2021, une vague d’organisations internationales ont débarqué en Haïti. Beaucoup de distributions ont été effectuées au sein des populations locales. Beaucoup de photos ont été prises, Google Images en regorgent d’ailleurs. Mais la grande majorité de ces organismes n’ont pas pris le temps d’informer les bénéficiaires qu’il y aurait des prises de vues et de la façon dont ces dernières seraient utilisées à l’avenir. Avec l’émergence du numérique et les données qui deviennent permanentes, traçables, l’important ce n’est pas seulement de faire le bien mais aussi de savoir comment le faire afin qu’à l’avenir vous ne faites plus de mal que de bien.
Que doit faire une ONG pour prendre des photos d’une personne de manière légale ?
Yvic Séance, directeur du Centre de Développement d’Enfants de Péguy-ville, une ONG œuvrant dans le développement des enfants depuis 2014, et agent de protection de l’enfance nous explique comment procède son organisation.
« Dans notre Centre nous recevons des enfants en bas âge pour des programmes de parrainage et d’assistance aux familles des enfants à différents niveaux. Lors de l’adhésion d’un enfant dans un de nos programmes, nous mettons disponible deux formulaires : un formulaire de consentement conçu par notre administration et un autre document dénommé GDPR ou encore RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) », explique Me. Séance. À noter que le RGPD a été créé par l’Union Européenne en 2018 dans le but de renforcer le droit des personnes en ce qui concerne les données personnelles. Cette personne a le droit d’accès, il peut demander à voir toutes les données que l’institution possède sur lui, le droit à la portabilité, le droit d’oubli, etc. Le professionnel de l’humanitaire nous a également fait savoir que les bénéficiaires jouissent de tous les droits relatifs au RGPD.
« En signant ces deux formulaires, l’institution a le plein droit d’utiliser l’image des enfants bénéficiaires de nos programmes de développement à des fins uniquement professionnelles. Ces images sont aussi transférées à des organisations partenaires, ce qui est également mentionné dans les formulaires. Les parents des enfants doivent obligatoirement signer ces formulaires pour accéder à nos programmes. Ainsi, le tuteur légal de l’enfant donne son consentement en matière de prise de vue de l’enfant dans quelle qu’activité que ce soit organisée par le centre », a martelé l’agent de protection de l’enfance.
Certaines organisations humanitaires outrepassent toutes ces étapes citées ci-dessus. Elles ne les respectent qu’en fonction de la législation du pays dans lequel elles évoluent. Alors que « la législation haïtienne ne traite pas ce qui a rapport à l’électronique », d’après ce qu’a fait savoir Bonal Fadilus, juriste et ethnologue. Difficile donc d’espérer de meilleurs résultats en termes de respect des droits de l’homme de la part des organisations humanitaires. Le phénomène semble être « normal » dans un monde dominé par le numérique.
Le dernier recours qui existe pour un citoyen haïtien victime d’un tel phénomène et voulant intenter une action en justice serait l’utilisation d’instruments de justice internationaux. Haïti fait effectivement partie des pays signataires de la Convention Américaine concernant les droits de l’homme en 1969. Y est stipulé, article 11, que « toute personne a droit au respect de son honneur et à la reconnaissance de sa dignité. Nul ne peut être l’objet d’ingérences arbitraires ou abusives dans sa vie privée, dans la vie de sa famille, dans son domicile ou sa correspondance, ni d’attaques illégales à son honneur et à sa réputation ». En fonction de cet article, il est permis à la victime d’avoir justice via l’utilisation des systèmes judiciaires internationaux.
Même les institutions gouvernementales en profitent
Lors des rentrées scolaires, des catastrophes naturelles et autres, des organismes de l’État haïtien figurent parmi la liste d’institutions qui violent les droits des personnes qui bénéficient de leurs dons. On peut citer le PNCS (Programme National de Cantine Scolaires), une entité du Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle à titre d’exemple. Les photos des enfants dégustant des plats chauds sont non seulement prises mais aussi exposées sur la page Facebook de l’entité étatique en question. Un employé au sein de cette institution nous a fait savoir que la faute revient souvent aux caméramans qui prennent les photos dans des angles trop sensibles permettant de voir l’identité des enfants. En ce sens, nous avons maintes fois tenté d’entrer en contact avec la coordonnatrice générale à ce sujet mais nos tentatives sont jusqu’à présent restées vaines. Il se pourrait que cet article soit mis à jour au cas où l’on serait contacté par les responsables de l’institution.
Il semble qu’un tel fléau ne disparaîtra pas tout de suite. Il n’existe pour l’instant aucune législation haïtienne à ce sujet. Plus important encore, les victimes ignorent parfois ce qui leur arrive.
David Willy PIERRE
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