Des cadavres étalés sur les réseaux sociaux : une atteinte aux droits humains

La publication d’images de cadavres sur les réseaux sociaux est un phénomène assez récent, mais très fréquent, en Haïti. L'expansion des réseaux sociaux alimente énormément cette pratique portant atteinte aux droits humains.

Un cadavre humain dans une morgue.

Nous sommes le premier Novembre 2020, dans les premières heures de la matinée, le corps inerte et dénudé d’une jeune fille s’étend sur un amas de détritus à Delmas 24. Son nom est Evelyne Sincère. Enlevée et battue à mort par ses ravisseurs, la dépouille de la jeune de 22 ans est ainsi retrouvée par ses pairs. La scène a suscité la consternation de plus d’un, des témoins oculaires aux internautes. En effet, blogueurs et journalistes n’ont pas hésité à filmer et diffuser les images du cadavre sur les réseaux sociaux.

« J’ai vu comme beaucoup d’autres la vidéo de ton cadavre nu, jeté quelque part dans la commune de Delmas. J’ai été choqué et versé quelques larmes. Les journalistes n’ont eu aucun égard pour faire de ton cadavre un film érotique », a publié, quelques heures plus tard, l’internaute Herby Woolff Motiner sur Facebook. 

La publication d’images de cadavres devient, en effet, de plus en plus récurrente en Haïti. Mais les contextes diffèrent les uns des autres. Ce phénomène se répand grâce à l’émergence du numérique, en particulier des réseaux sociaux. La pratique est adoptée tant par des citoyens lambda que par des professionnels. Cela étant, l’ancien journaliste de Ted Actu, Délanot Philippe, n’a pas mâché ses mots pour dénoncer l’attitude de ses confrères.

« C’est une pratique injustifiable et quand c’est un professionnel qui le fait, il se montre pire que quelqu’un qui n’a reçu aucune formation », déclare-t-il dans un entretien avec BUSTEK MEDIA. « Il y en a même qui ne se sont pas gênés pour filmer le corps de la défunte en affichant ses parties intimes. C’est un manque de professionnalisme total. Je dirais même que c’est du sensationnalisme », poursuit-il, manifestement désenchanté. 

Effectivement, une fois publiées, les images de la dépouille se sont rapidement répandues sur les réseaux sociaux. Aussi l’événement a-t-il longtemps dominé l’actualité. Eveline Sincère est loin d’être la seule dont l’image de son cadavre a été diffusée sur Internet. En Haïti, nul n’est épargné : bandits, prisonniers, personnes accidentées, manifestants, policiers, migrants et même des chefs d’Etat.

Cependant, des cas s’avèrent plus notoires que d’autres, notamment ceux de l’écolière Evelyne Sincère, l’étudiant Grégory Saint-Hilaire, l’avocat et professeur Monferrier Dorval, les anciens présidents René Préval et Jovenel Moïse et la journaliste Antoinette Duclaire. « Il s’agit d’un problème d’éducation. Je ne pourrais même pas reprocher aux professionnels qui le font car le mal est souvent involontaire, le fait est qu’ils font preuve de légèreté dans leur travail », estime Frede Duclaire, le frère de cette dernière. 

« En Haïti, il y a absence de cadres et de débats juridiques sur cette question ».

Dans d’autres pays pourtant, de tels écarts de conduite ne sont pas permis voire sont sévèrement punis. Le cas du ministre de l’Environnement de la République Dominicaine, Orlando Jorge Mera, en est un bon exemple. Assassiné, certes, dans son bureau en Juin 2022, les images de son cadavre n’ont pas été rendues publiques. Cela s’explique… En Haïti, « Il y a absence de cadres et de débats juridiques sur cette question ».

C’est pourquoi, de plus en plus, on constate qu’en cas d’accidents ou d’assassinats spectaculaires, les gens, au lieu de porter assistance à la victime ( assistance psychologique et/ou médical ), préfèrent le plus souvent diffuser et propager ses images qui parfois, portent atteinte à la victime, si elle n’est pas encore décédée mais peuvent également porter atteinte aux victimes indirectes, comme les parents », avance le Protecteur du citoyen, Me. Renan Hédouville, interviewé par BUSTEK MEDIA. Un avis que partage également le journaliste Délanot Philippe. 

« En cas d’accidents de la route, par exemple, il est fréquent de voir des journalistes qui filment et diffusent les images sur les réseaux sociaux alors qu’ils auraient pu apporter leur aide », déplore t-il. « Cette pratique nous empêche de faire des actions civiques. Fort souvent, des gens meurent sur la conscience de ceux-là qui filment au lieu de secourir », reproche t-il.

Effectivement, les mouvements de protestation, conflits entre gangs armés, accidents de la route, assassinats, etc., sont toutes des situations où le premier réflexe consiste à filmer plutôt qu’à voler au secours de la victime. Certaines de ces dernières sont parfois même déclarées mortes alors qu’elles sont encore en vie. Or, « un journaliste ne peut pas déclarer une personne morte. C’est le travail d’un médecin légiste », avance Délanot. En outre, quelques-uns le font par ignorance, d’autres à des fins illicites, pense le directeur de l’Office de la Protection du Citoyen. Toujours est-il que « vous pouvez poster la photo d’un cadavre sur les réseaux sociaux causer, de ce fait, un autre décès », prévient le journaliste qui été témoin de beaucoup de ces genres de situations.  

Il est clair que « l’image de la dépouille mortelle […] éveille une souffrance morale des parents et amis qui réalisent que cette image est la dernière de l’être perdu ». Ce fut le cas des proches de la journaliste et activiste politique Antoinette Duclaire, surnommée Netty, assassinée dans la nuit du 29 au 30 Juin 2021.

« Après la mort de Netty, j’ai dû éviter les réseaux sociaux sur lesquels j’étais auparavant actif car je n’avais pas le courage de voir les images du cadavre. Et, nous sommes plusieurs dans la famille qui, depuis le drame, font ce retrait », confesse le frère de Netty à BUSTEK MEDIA. « J’ai même dû bousiller secrètement le smartphone de ma mère, à deux reprises, pour l’empêcher d’utiliser les réseaux sociaux car ces images avaient un impact nocif sur elle », confie t-il encore. Parlant d’impacts négatifs, ces derniers peuvent être divers et importants.

« On peut se rendre compte que c’est à travers les images diffusées sur les réseaux sociaux qu’on constate qu’on a un proche qui a été assassiné ou qui vient d’être abattu, et cela peut causer beaucoup de dégâts », a déclaré M. Hédouville. Ce que Frede Duclaire nous a confirmé. 

« On a une proche qui a fait un Alzheimer et est tombée en dépression tout de suite après avoir vu les images du cadavre de Netty sur les réseaux sociaux », confie t-il. Toutefois, le problème va encore plus loin. « En plus des images, il y a l’usage qu’on en fait et les  fausses informations données avec », explique t-il. « Les images de la dépouille de Netty sont utilisées pour alimenter des conflits politiques mais aussi pour favoriser la diffamation visant à ternir sa réputation », fait savoir Frede qui avoue que cela l’affecte plus que le décès de sa sœur dont l’âme, selon lui, ne peut ainsi reposer en paix. D’ailleurs, il est lui-même victime de menaces et d’attaques provenant de camps politiques divers suite aux propagandes faites avec les images de sa sœur. Aussi dit-il n’avoir presque plus de vie sociale, contraint de fuir les réseaux sociaux et d’abandonner ses activités et sa zone de résidence. En outre, si la pratique est sujette à de si graves conséquences, c’est qu’elle porte atteinte aux droits humains. 

« Les morts » ne sont plus des personnes, ils ne sont plus rien, affirme Marcel Planiol dans les premières éditions de son Traité élémentaire de droit civil. Nombreux sont ceux qui, comme lui, estiment qu’une fois décédée, la personne humaine n’est plus ni sujet ni objet de droit. Ce fut effectivement le cas car les morts étaient auparavant ignorés par la loi.

Cependant, « plusieurs mouvements contemporains se conjuguent au profit de la survie de la protection juridique du cadavre à travers le vecteur de la dignité humaine », notamment en France et au Québec. Il convient donc de « protéger la dignité humaine, en reconnaissant que certaines prérogatives de la personnalité perdurent au-delà de la vie et qu’en tant que telles, elles méritent une protection spécifique et objective ». Si les législations canadiennes et québécoises se penchent sur la question, il n’en est rien de la législation haïtienne ni au niveau du Code pénal, ni du code d’instruction criminelle ni de n’importe quel autre texte judiciaire. 

« même après son décès, la dignité de la personne humaine doit être respectée. »

Toutefois, « même après son décès, la dignité de la personne humaine doit être respectée », soutient M. Hédouville, docteur en Droit de l’homme. En effet, « peu importe l’identité de la personne, celle-ci a droit au respect de son intégrité et de sa dignité après sa mort », avance également Délanot Philippe. Par conséquent, « d’entrée de jeu, dès qu’on est victime d’un cas de violation ou d’atteinte aux droits de l’homme, la personne qui se sent lésée peut porter plainte : la victime peut le faire, tout comme ses parents ou son avocat, mais aussi les ONG évoluant dans le domaine des droits de l’homme qui luttent contre l’impunité », déclare le Protecteur du citoyen. Le système judiciaire haïtien est certes dysfonctionnel, mais Haïti est Etat-partie de deux systèmes de protection de droits de l’homme : le système ONUsien et le système interAméricain, fait-il savoir. 

Entre autres, l’article 11 de la Convention Américaine relative aux droits de l’homme, signée et ratifiée par Haïti, stipule que : « Toute personne a droit au respect de son honneur, à la reconnaissance de sa dignité. Nul ne peut être l’objet d’ingérence arbitraire, ou abusive dans sa vie privée, dans la vie de sa famille, de son domicile ou sa correspondance ni d’attaque illégale à son honneur ou à sa réputation ». En ce sens, il est latent que la pratique, jugée de porter atteinte aux droits humains, peut donner lieu au recours à la justice. Pour ce faire, on peut se référer aux instruments internationaux de protection des droits de l’homme. Par ailleurs, il est à souligner que le phénomène est également lié à une mauvaise utilisation des réseaux sociaux. Il s’agit, depuis la fin du vingtième siècle, de la quatrième catégorie des droits humains.

En effet, l’accès à l’internet est devenu un droit humain. Le 1er Juillet 2016, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a adopté par consensus une résolution à ce propos. Celle-ci affirme que « les mêmes droits dont les personnes disposent hors-ligne doivent être aussi protégés en ligne, en particulier la liberté d’expression, qui est applicable indépendamment des frontières et quel que soit le média que l’on choisisse ».

Si de plus en plus de pays travaillent à réglementer sur ce sujet, l’indifférence reste flagrante en Haïti. Pourtant, la vie privée, la réputation, la santé mentale, entre autres, y sont fréquemment violées et/ou atteintes. « Dans certains pays, la réglementation du droit aux technologies de l’information (TIC) et à l’Internet est de mise, mais en Haïti, nous sommes en train d’utiliser les réseaux sociaux et les TIC mais il y a absence de cadre juridique dans ce domaine », reconnaît le Protecteur du citoyen.  

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Par conséquent, tous les secteurs de la vie nationale doivent s’engager pour favoriser la sensibilisation des gens. Tout le monde doit se sentir concerné », estime t-il. Cependant, d’une part, Frede Duclaire responsabilise les citoyens avisés : « L’Etat devrait certes instaurer des lois et des mesures pour pallier cette pratique mais ce dernier est inexistant. Il revient donc aux citoyens avisés de conscientiser le maximum de personnes et de mettre leurs connaissances à disposition de la communauté ».

D’autre part, le journaliste Délanot philippe responsabilise l’Etat Haïtien et les responsables des services de circulation qui devraient utiliser les médias pour sensibiliser la population. Ce dernier propose aussi que des sanctions soient infligées à ceux qui publient les images de cadavres sur les réseaux sociaux.

 

Leila JOSEPH
#BustekMedia 

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